La truite de Ginette

[gill]

Un joli brin de plume et un texte digne '' des Pieds dans l'eau '' . J'espère qu'il nous fera une suite .

De Yves Deschuyter
« Ginette » refuse obstinément de me servir mon petit noir ! Elle tourne, elle louvoie, évite mon regard. Ca commence à bien faire et ça ne peut pas « continuer durer » comme on dit par ici… 10 minutes d’attente pour un café… je veux bien
n mais faut pas exagérer. La vache, « vacca », « koe », « cow », elle va me le payer! Sûr qu’elle fait la gueule rapport à cette histoire de la dernière fois ! Moi, de mon côté, j’ai pas envie de me plier à ses sautes d’humeur, à ses caprices, quitte à me passer de café ! Elle passe et repasse, allant d’un côté à l’autre de son zinc, servant les autres pêcheurs. Et il y a du monde… Soit ! Mais j’étais là bien avant Alphonse et Roger, désolé ! Eux ils l’ont eu leur café et, avec un biscuit, s’il vous plaît ! Quand même pas dur de reconnaître quand on a tort, si ?
La voilà qui s’approche, l’air revêche…qu’est-ce qu’elle me veut ? Je ne lui demande rien!

-Quarante francs! Qu’elle me fait…
-Quoi, quarante francs ? Que je lui réponds sur le même ton…
-Quarante francs pour ton café !...
-Ben, j’l’attends toujours, mon café !…
-Ah, ça va, hein, commence pas, j’ai du monde !
Putain ! L’emmerdeuse!

-T’as p’t’être du monde mais j’ai pas eu mon café ! Je fais en la singeant. Ca fait 10 minutes que j’attends et tu ne me l’as toujours pas servi !
Elle me regarde de travers et bougonne…
-T’as pas eu ton café ? Me demande-t-elle, soupçonneuse…Comme si elle ne le savait pas…
-Ben, non…
-Un café, alors ?
-Oui, un expresso.

Joignant le geste à la parole elle s’empare de la mesure, la tape sur le rebord de la machine à vapeur histoire de la vider du café qu’elle contient, met une nouvelle dose et lance la pression ! Le percolateur siffle, la vapeur s’engouffre, l’air embaume, mon café est prêt ! C’est pas plus difficile que ça !
-Un café pour Môssieur! Elle me le glisse sur le comptoir et s’affère déjà auprès des autres clients comme si je ne l’intéressais plus.
-Merci, « Ginette »!… que je lui fais en élevant la voix pour bien faire entendre le nom de « Ginette ».
-Je m’appelle pas « Ginette » qu’elle me répond…
-M’en fous ! Tu sais que pour moi tu seras toujours « Ginette » mon lapin…
J’ai failli dire « grosse vache » mais je sais rester poli avec les dames quand bien même elles pèsent le quintal, ont des poils sur la lèvre et me font ch… ! Question d’éducation….
Je trempe mes lèvres dans le breuvage tant attendu et je ne suis qu’à moitié surpris…infect, de la pisse de chat… imbuvable ! La garce, elle n’a pas mis la bonne dose de café !

-« Ginette » ! Un café !… Un autre, s’il te plaît…

-Ben, tu vois pas que je suis occupée ? Elle s’y attendait la garce… je suis tombé dans le piège. Elle jubile intérieurement… « Ginette » -Yves : 1 à zéro sur pénoche…
Effectivement elle sert une goutte à Alphonse et à Roger qui aussi sec se l’enfilent et redemandent un « noir » histoire de justifier la prochaine bistouille qu’ils boiront… Ceux-là ils démarrent forts ! On ne les verra pas beaucoup au bord de l’eau ! Copains comme cochons qu’ils sont ! Tous les prétextes leurs sont bons pour passer du bon temps ensemble. L’ouverture de la truite en est un parmi d’autres…Les anniversaires, les fêtes patronales, les fêtes saintes toutes confessions confondues, la fête des mères, des pères, la nouvelle lune, l’ancienne…la libération, l’armistice, les élections…il suffit de chercher un peu et on les retrouve toujours au comptoir. Dans une heure ou deux, disons vers huit heures du matin, guère plus tard ils seront à point… A part ça ils pêchent pas mal mais pas souvent…Trop de prétextes divers pour boire un coup ensemble ! Je les aime bien, ils sont folkloriques.
-Tu me remettras un café, aussi, s’il te plaît ?

J’insiste pour ne pas lui donner de prétexte à m’oublier…Cette fois je vois que le « s’il te plaît » prononcé « loud and clear » l’atteint…Un vague sourire fleurit au coin de sa bouche. Le prochain café sera correct…
Je l’aime bien « Ginette »… Nos rapports sont juste un peu tendus. J’ai pas grand-chose à lui reprocher mais nous ne parvenons pas à nous parler autrement qu’en nous mordant le nez… Faut dire qu’elle m’énerve à essayer de se rendre intéressante histoire d’animer les conversations autour de son zinc… la fameuse histoire de la dernière fois… Celle où… où elle s’était mise à la pêche !… Et oui, à la pêche ! Je vous demande un peu…J’ai rien contre, j’m’en fous… Le seul problème c’est qu’ayant été témoin de la scène je connaissais la vérité et les péripéties liées à l’événement… L’événement…Comment a-t-elle pu oublier que j’étais là ? N’avait-elle pas entendu mes éclats de rire ? Pouvais-je omettre de rétablir la vérité historique ? Ben, peut-être bien que oui, par charité chrétienne mais… j’avais pas vraiment envie de me montrer charitable, je dois l’admettre….
C’était il y a deux semaines, lors de la réunion préparatoire à l’ouverture. Le comité avait décidé de se réunir dans le but de décider du rempoissonnement. Alphonse et Roger étaient là. Depuis longtemps…longtemps… autrement dit il n’y étaient plus. C’est Louis qui avait abordé le sujet. Bêtement…

-« Tu prends ta carte cette année ? » avait-il demandé.

-Non..., répondit simplement l’accorte tenancière…
On aurait pu en rester là si d’aucuns n’avaient demandé si elle pêchait, le pourquoi du comment d’une telle question, était-il envisageable qu’on la croise en cuissarde au milieu de la rivière ? Sébastien ne connaissait pas l’histoire, Philippe non plus, d’autres pas davantage. Louis restait évasif. Alphonse et Roger savaient mais ils n’étaient plus vraiment en état de s’en souvenir. Chacun surenchérissait, demandait davantage de détails. Louis minaudait, mourant d’envie que l’histoire soit racontée mais ne voulant prendre la responsabilité de tout dire…
Nadine, alias « Ginette », a pris une truite à la mouche un jour d’ouverture…Pas une bien grosse truite non, juste une truite ! A la mouche sèche ! Une Royal Coachman, la mouche ! Et puis, et puis…le reste… les détails…
Des années que « Ginette » faisait l’ouverture avec nous. A sa façon, derrière le zinc, accueillant tout au long de la journée les valeureux chevaliers de la gaule qui avaient fait pêche ou pas encore. Proposant un remontant, une boisson chaude, un en-cas, le verre de la victoire, la tournée d’untel ou untel et remplissant son tiroir-caisse. Ses saucisses sèches piquantes étaient fameuses et on serait venu dans son établissement rien que pour en savourer une avec une chope. Bref, le fin du fin, le top du top en matière de gastronomie de comptoir!
Comme de bien entendu, en bonne commerçante, « Ginette » faisait causer ses clients et de quoi voulez-vous qu’un pêcheur de truite parle le jour ôù il vient pêcher la truite ? De truites, pardi ! A force « Ginette » en connaissait autant que la plupart d’entre nous ! Les cannes, les actions, les techniques, les moulins, les mouches, les appâts naturels, elle connaissait tout ! Les heures propices, l’influence de la température, le vent, la neige, la fonte des neiges, les courants, les postes ! Tout ! La grosse du pont, le « trou aux chèvres », la prairie de l’âne, le barrage hydro-électrique… fameux poste en aval duquel il valait mieux ne pas s’attarder si la sirène venait à retentir ou…pas !!!!
Oui mais voilà, « Ginette » n’avait jamais tenu une canne à pêche de sa vie et encore moins pêché la truite ! Or, en ce jour merveilleux et sacré entre tous où les eaux sont plus souvent hautes qu’à niveau et les éphémères plutôt rares, toutes les conditions se trouvaient réunies pour pêcher en sèche !
L’hiver n’avait pas été rude, les eaux étaient belles, le temps agréable et sans vent ! Or donc, en ce jour merveilleux toutes les conditions se trouvaient donc réunies pour que « Ginette » s’essaye à la pêche à la mouche!!
Depuis le matin de ce jour fabuleux « Ginette » avait été mise au défi ! Même l’agent des Eaux et Forêt s’y était mis ! On avait insité auprès de lui
-« Allez, chef, une fois, rien qu’une fois, pour essayer ».
-« Nadine ne sait pas pêcher, on va pas lui faire prendre un permis ! »
Il avait craqué mais si elle prenait une truite il faudrait qu’on en remette une autre à l’eau ! Les comitards avaient accepté qu’elle tente le coup, pour l’expérience !

-« Un essai, juste une fois, un petit quart d’heure, une petite demi heure tout au plus ! »
Les obstacles légaux étant levés grâce à la bienveillance des autorités halieutiques locales il ne restait plus qu’à convaincre « Ginette » ! Il avait fallu la travailler ! Un peu ! Pas bien longtemps mais elle se faisait désirer, savourant son succès ! Franchement ce succès était mérité, des années qu’elle nous accueillait et la voilà transformée tout à coup en vedette du jour ! Louis, Roger, Alphonse, moi-même deux ou trois autres encore l’avions convaincue.

-« Le temps de me changer et j’arrive » ! Le service des consommations avait été fait par un habitué, les chopes avaient circulé, le maître de cérémonie s’y croyant d’autant plus qu’il avait servi au bar du temps de son service militaire ! Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, chacun à la place dont il avait toujours révé ! Enfin, « Ginette » était réapparue ayant troqué sa robe pour un jean’s et des bottes en caoutchouc blanches arrivant à mi-mollet. On s’y serait cru. Les habitués avaient alors quitté le café et suivaient le groupe le verre à la main sur les lieux de l’exploit. Une dizaine de personnes accompagnaient la reine du jour.
Une canne à mouche fit rapidement son apparition et une boîte à mouche circula ! On la présenta à « Ginette » et tandis que Nadine hésitait, Louis lui souffla de choisir la plus belle des mouches ! Or la plus belle des mouches de cette boite était une Royal Coachman ! Excellent choix ! En un tournemain la mouche est fixée au bas de ligne et la canne fourrée dans les mains de Nadine !
La progression devient plus ardue, on se rapproche de la berge. L’eau glougloutte, le courant défile, se fraye un chemin entre des rochers affleurant. Quelques suiveurs hésitent, n’avancent pas davantage de crainte de prendre la soie dans le visage, supputent les chances de Nadine de lancer aval, de lancer amont. Louis, le garde-pêche et moi-même accompagnons Nadine au bord de l’eau et avant même que quiconque ait pu lui enseigner le B,A-BA du lancer la voilà qui propulse comme elle peut deux mètres de soie et la mouche dans un calme entre les rochers. Eclat de rire général !

-Qu'elle est naïve ! Comme elle est inexpérimentée!...

La soie se développe sous l’effet du courant, se tend, la mouche drague, drague,…un remous à quatre mètres de nous dans à peine vingt centimètres d’eau, la canne ploie ! Une truite s’est ferrée sur la Royal Coachman…Les rires se sont tus ! On n’en revient pas… Nadine tient sa truite ! Paniquée elle se débrouille comme elle peut pour maîtriser le poisson ! Tout à coup quelqu’un s’esclaffe ! On s’exclame, on crie, on s’agite, on rit, on en pleurerait de bonheur !
-« Quel bol, mais quel bol…! »
-« Le cul bordé de nouilles »
-« Va voir ce que ton mari fabrique ! »
Ca hurle, on n’arrête plus de crier. Les conseils fusent ! La truite est à portée de main, elle s’éloigne, revient ! Nadine ne parvient pas à lui imprimer la direction voulue à l’aide de la canne qui roule sur elle-même. La truite saute, encore, encore et se laisse venir. Personne n’a pensé à une épuisette et pour cause ! Une main secourable se saisit de la truite ! Nadine a pris une truite ! Mieux, Nadine a pris une truite à la mouche et sur son premier lancer !!!!
Le groupe n’en revient pas, on se marre ! C’est la fête !
On aurait dû en rester là…
On ne l’a pas fait…
Plutôt que de se satisfaire de sa truite « Ginette » a voulu en prendre une deuxième…on s’est donc dirigé quelques mètres plus haut…Là elle a fait quelques lancers, les pieds pataugeant dans quelques centimètres d’eau…
elle s’en tirait pas ma
… « Ginette » a fouetté une couleuvre qui passait par là…
En deux secondes « Ginette » a changé de couleur, le temps de se rendre compte qu’elle venait de croiser la route d’un serpent, sans doute ! Je ne sais plus si elle a d’abord lancé la jambe gauche à moins que ce ne soit la jambe droite ou les deux ensembles mais toujours est-il qu’elle s’est retrouvée les quatre fers en l’air en moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire…
La chute dans la rivière fut bruyante, lourde, éclaboussante, paniquée, éperdue, désordonnée, stupéfiante !!!
La sortie de l’eau quant à elle fut tumultueuse, précipitée, rampante, apeurée, hoquetante, marrante pour tout le monde sauf pour « Ginette » !!!

Le retour au bistrot fut rapide et…déshabillé, le pantalon de « Ginette » étant totalement déchiré à hauteur de son fondement postérieur !!!
Telle est la vérité historique…
Aurais-je dû me taire ? Je ne l’ai pas fait…
La honte, les rires et puis l’impossible oubli…Qu’est-ce qu’on avait ri !...
On en rit toujours, d’ailleurs !… Moi surtout ! mais sans moquerie… "Ginette" me fait la gueule mais demain ça ira mieux

Yves Deschuyter.

[Dod]

Bravo. Un régal.

[imago77]

  

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